mercredi 20 mai 2015

Dé Zahir

Quelle chance de pouvoir vivre à égale distance de la mer et de la montagne. 
En plus, à moins de trois heures de route d'ici. La plupart du temps, on choisit la mer comme destination de vacances. Les enfants nous y poussent, attirés par les jeux sur la plage, les baignades, les promenades du soir, sur les ports. Le soleil y invite, l'idée d'avoir à coup sûr du beau temps. 
Ici, les femmes s'y préparent dès le printemps. Toutes au régime, la guerre aux kilos superflus est déjà déclarée. Les miroirs se régalent à réfléchir tous les jours ces fessiers destinés à l'exposition sur les plus belles plages du sud. Mais moi, le sable, le soleil cuisant, c'est pas mon truc. Sur la plage, je reste presque tout le temps sous le parasol, tout juste si je l'emporte pas avec moi pour le bain ! Avec ma peau de bébé, même sous un tee-shirt, je brûle ! Et puis, tout ce monde, ces voitures, ces parkings bondés, les gens qui cherchent des places, qui s'énervent, qui s'engueulent et les gosses qui se chamaillent. J'en reviens toujours épuisé de ces vacances. Alors, si on veut fuir la populace et les chaleurs insupportables on choisit la montagne...

Quelle que soit la destination, chose essentielle, avant tout : emporter quelques livres. J'avais préparé pour ces vacances en altitude, une montagne de livres qu'il me restait en réserve. Je m'étais convaincu de la nécessité de se laisser aller à une lecture plutôt simple, sans souci, comme pour se ventiler la tête d'un air frais et léger, ce qui cadrait parfaitement avec le style de ces journées agrémentées de promenades au bord des lacs, de randonnées près des ruisseaux, loin du monde qui grouille, plus près de la nature sauvage, là où l'on se sent peut-être plus libre, plus serein. 
Au moment de partir, j'en gardais deux. L'un, un roman à suspense, une histoire tissée autour d'un livre ancien, énigmatique, plongée au cœur des secrets et des frasques de l'église ou des rois, un genre à succès qui marche toujours. Le second, je ne sais pas pourquoi je l'ai emporté, un livre sur l'amour, pas un livre d'amour, un livre sur une quête d'amour. Je m'étais dis : « celui-là, je ne lirai pas, il va me filer le cafard », mais je l'ai pris quand même...

Les journées en montagne sont épuisantes. Nous partions en randonnée le matin, avec Marie, ma fille, le sac sur le dos. Le long des sentiers, on cheminait jusqu'à trouver un petit coin de paradis près d'un lac ou poser ses affaires, souffler, se reposer. Rien ne me détend davantage que la marche et particulièrement en montagne.
Lorsque la route s'élève, lentement, longuement, le front se baisse comme par respect, la tête se vide, les idées deviennent furtives et passent sans laisser de trace. Tout ce recentre sur le souffle, sur l'énergie qu'il faut garder si l'on veut continuer, atteindre son objectif . Les paysages se dévoilent peu à peu, les hauteurs nous appellent. 
D'en haut, on doit y voir plus clair, plus loin, plus juste. D'en haut, le monde d'en bas semble  petit, on se sent plus grand, une sensation de liberté envahit plus la nature devient sauvage. Le bruit des cascades grondantes rappelle cette force attractive de la terre lorsque la pente se prononce, quand l'eau dévale avec force. 
J'essaie de conserver un rythme régulier de montée afin de m'accoutumer à ces difficultés et de pouvoir  capter toutes ces sensations, tout ces sentiments qui défilent librement sans m'ennuyer. Je pense à un ami... J'aurais souhaité qu'il soit là avec moi. J'aurais aimé qu'il me parle de ce qu'il pourrait ressentir. 
Je pense à ces promeneurs qui nous croisent en nous saluant, tous avec un sourire. Ils ont l'air heureux. Je marche devant. D'autres nous dépassent, le bâton à la main. Une jeune femme s'arrête un peu plus loin, devant moi. Elle enlève son gilet sans se cacher, laissant apparaître son dos nu, un soutien-gorge blanc. J'admire la grâce de ses gestes, sa finesse, sa peau luisante sous la lumière filtrée du sous-bois. Elle passe, enfile un tee-shirt plus léger et reprend sa marche. J'essaie de la suivre. Si je pouvais, j'irai bien parler un peu avec elle, accompagner son pas, entendre son souffle près de moi, la sentir vivre, croiser sa route.
Mais déjà, la femme qui m'accompagne, souffle, souffre, me retient vers l'arrière. Redescendre avec elle ou continuer seul ? S'élever, espérer découvrir autre chose, tout en haut. J'abandonne mes rêves et la fille s'éloigne. 
 
De retour à l'hôtel en fin d'après-midi, la piscine nous réserve des instants de repos. L'eau tiède et douce enveloppe nos jambes encore lourdes. Assis sur la pelouse, on observe Marie faire ses premières brasses, premières victoires personnelles d'un enfant sur lui-même, dans son apprentissage de la lutte pour la vie, elle est déjà aussi forte que l'eau. Sera-t-elle un jour aussi forte que le temps ?
J'ai apporté mes livres. 
« Oh, je n'ai plus de livre à lire, me dit ma femme. Tu peux m'en donner un ? 
- Oui, bien sûr, prends celui-là, je crois qu'il te plaira.» Je lui donne le livre à suspense, celui qui lui conviendra le mieux.

Au dîner, le vin rosé frais égaie quelque peu notre table. Je crois voir quelques sourires sur son visage, les regrets s'estompent, Marie à l'air heureuse aussi. Je me plais à observer les tables voisines. J'examine leurs occupants, il y a des familles de notre âge, quelques couples de personnes plus âgées. C'est étrange, l'on devine plus de complicité dans les échanges de regards des anciens que l'on en trouve chez les couples plus jeunes. Ont-ils enfin passé le cap de ces âges où l'on cherche toujours une autre compagne quand la notre n'est plus que le reflet de celle qui nous charmait ? Sont-ils plutôt résignés ou bien tout simplement heureux, enfin tranquilles ? Rien ne me dit, non plus qu'ils ne soient pas des couples tout neufs, refaits : une veuve qui aurait retrouvé une âme sœur, un homme vieux célibataire qui aurait enfin accepté de partager le temps de ces dernières années avec une compagne qui l'aurait séduit. Peut-on encore aimer à soixante ans et plus ? Et comment ? Le cœur, à cet âge, s'enflamme-t-il toujours autant ?

Notre chambre est très spacieuse. Le lit de Marie se trouve dans un recoin avec suffisamment de place. 
Pour nous, au lieu d'un grand lit, deux lits séparés occupent la pièce. A quoi  bon protester auprès de la réceptionniste, on s'en accommodera. Personne ne tarde d'ailleurs à savourer le confort des matelas, la saine fatigue du grand air les y aide.
 Moi, je reste un peu sur le balcon, à regarder les étoiles, à penser à tout ça. J'entends les rires d'une femme, des chuchotements en bas à l'entrée de l'hôtel, la nuit enveloppe les formes et les êtres de son voile mystique. Au loin, les sommets stoïques, assombris, demeurent fidèlement en place, comme des statues, qui dormiraient debout.

Quand je rentre, je suis le dernier éveillé. Alors, non par désœuvrement, mais par amour de la lecture, je me couche et j'ouvre le livre : « le Zahir » de Paulo Coelho

D'après les notes de l'auteur, « Zahir, en arabe, veut dire visible, présent, qui ne peut pas passer inaperçu. Un objet ou un être qui, une fois que nous l'avons rencontré, finit par occuper peu à peu toutes nos pensées, au point que nous ne parvenons plus à nous concentrer sur rien. Il peut signifier la sainteté, ou la folie. » J'ai hâte d'en savoir un peu plus sur son Zahir et ne suis pas du tout étonné d'apprendre qu'il s'agit d'une femme.
 Le romancier se met en scène lui-même, il parle à la première personne. Il parle d'elle, elle l'a quitté, et depuis qu'elle est partie, il ressent ce qu'il n'avait jamais éprouvé lorsqu'elle était près de lui, un manque, le besoin de la savoir près de lui.
 Et pourtant, dans cet état, il se trouve libre. Libre de renoncer à l'aimer, libre d'aimer à nouveau une autre, mais cette liberté se transforme peu à peu en prison. 
Pourquoi cet amour insensé pour elle surgit-il maintenant, maintenant qu'elle n'est plus là ? Quelle sorte d'amour est-ce ? Est-il commandé par le manque ? Le désir prend-t-il le pas sur l'amour ? Il cherche avant tout à comprendre ce qui se passe en lui, savoir pourquoi il ne peut s'empêcher de penser à autre chose qu'à sa femme, savoir s'il l'aime toujours, si elle l'aime encore. 
Elle est partie, sans rien dire, sans prévenir, sans laisser d'adresse. Et lui, il est seul, sans adresse non plus car son chez lui n'est plus un chez soi, sans elle.

Je savais bien que cette lecture m'entraînerait à remettre à nouveau en question mon état conjugal. Et si je partais ? Si je restais ? Est-ce que je l'aime encore ? Je m'étais pourtant juré d'éviter ce genre de lecture pour ces vacances, mais voilà c'est comme ça, c'est un signe, ça me suit. Je vais passer ma nuit sur ça, contre moi… 
 
Les journées se ressemblent, mais la montagne, elle, n'est jamais la même. Au détour d'un chemin, un ruisseau traverse le décor, les près verdoyants et clairs succèdent aux sous-bois emplis de pénombre. Ici, l'herbe est rase et drue, là-bas derrière le massif, qui le sait ? On monte, et déjà on sait qu'au-delà du point de l'horizon, en haut du chemin, un autre paysage nous surprendra. Elle nous offre ses atours, changeante, tantôt voilée, à demi découverte, tantôt lumineuse, souriante, accueillante. Encore sous le charme de ses formes. Elle nous attire déjà ailleurs vers d'autres attitudes. Elle rit de ça, je le sais bien, puis elle observe, elle attend, souffle un peu et respire. Je sais aussi qu'elle me comprend et qu'elle me dit en somme « viens ! viens te reposer près de moi. »

Ce soir-là n'est pas un soir comme les autres. Lorsque nous nous installons au restaurant, notre table voisine est encore inoccupée. Habituellement, un homme seul y dînait et à notre arrivée à l'heure régulière, il en était déjà presque au dessert. 
Étonnamment, ce changement insignifiant attire un peu mon attention comme s'il s'agissait d'un imprévu venant bouleverser des habitudes. Au bout de quelques jours déjà, je m'étais accoutumé à cet entourage et il était modifié. 
Nos nouveaux voisins arrivèrent quelques instants plus tard. Un couple d'une cinquantaine d'années accompagné de leur fille. Ils saluèrent puis s'installèrent  à leur place, la jeune fille sur ma gauche se trouvait face à moi. 
De ma place, j'ai tout de suite remarqué son charme : son visage lumineux qu'un sourire discret éclairait parfois, la douceur de ces gestes, sans précipitation. Ses cheveux noirs ondulés tombaient dans son dos en cascade. Ses yeux clairs, ses lèvres brillantes presque épaisses semblaient prêtes à déposer un baiser à chaque mouvement.
 Je me sentais très attiré. 
Au fil du temps, il m'était devenu presque difficile de ne pas diriger mes regards vers elle. Je le faisais, elle le faisait aussi, nos regards se croisèrent l'espace d'un instant. Puis à nouveau, plusieurs fois. 
Elle observait la table qui se trouvait juste après nous dans notre direction, les enfants qui dînaient, puis semblait attirer l'attention de ses parents comme pour justifier la raison de sa curiosité. Lorsqu'elle le faisait, je la laissais faire, je ne la regardais pas. J'apercevais dans mon champ de vision, sans le fixer, son visage tourné vers le mien. 
Ma femme me parlait. Je n'entendais plus que la moitié de ses mots. Je répondais d'un vague « oui.. hum ! bien entendu.» 
J'étais à nouveau en voyage. J'imaginais la douceur de la peau de cette jeune fille, sa couleur pâle, jusqu'à son goût. 
Je me disais, qu'il était possible de la rencontrer en cachette, de l'entraîner avec moi dans une chambre vide. 
Sa fraîcheur me troublait, je lui aurais appris l'amour, je lui aurais donné toutes mes connaissances en échange de sa jeunesse. J'entendais les vagues sons de la voix de ma partenaire de table. J'essayais d'écouter de comprendre, mais sa conversation me semblait insipide. Je n'étais plus là, j'étais avec elle. J'avais beau me dire, moi l'homme expérimenté, que je n'avais pas à me laisser séduire comme ça, en si peu de temps, que je pouvais résister. Rien n'y faisait, si cela se passait, c'était que je l'avais voulu, j'avais voulu désirer encore, pour ne pas oublier, pour me sentir exister par amour. 
 
« J'ai bien vu que tu regardais cette fille à table. Me dit ma femme.
- Oui, elle est très jolie. Tu ne trouves pas ?
- Elle aussi, n'a pas cessé de te regarder. »

Le dos tourné,la nuit, elle s'endormait et j'ouvris à nouveau le livre...
 
En cheminant dans cette lecture, lentement, progressivement, une situation conflictuelle se dégage. 
L'homme est un être à la fois ouvert, tourné vers les autres et en même temps, individualiste, replié sur lui-même. 
L'amour se concrétise par un échange, une communication, mais il est en même temps une intériorisation qui permet la transcendance des sentiments, forçant à l'action, imposant le besoin du contact. L'absence de cette transcendance, que peut produire la perte de l'être aimé provoque une situation de mal être en rompant cet étrange équilibre. Il ne reste plus que le repli sur soi-même, cette intériorisation qui demeure privée de son exutoire.
 Deux possibilités pour lui, ou bien il part à la recherche de sa femme pour recoller les morceaux, ou bien il cherche à apaiser cette transcendance intérieure qui l'obsède : son Zahir intérieur. Il choisira, la voix du milieu. 
Non pas partir à la recherche de sa femme, plus tard peut-être , mais plutôt, en premier lieu, se comprendre lui-même, se retrouver, essayer de cerner les raisons qui ont fait qu'elle ne  trouvait plus cet équilibre dans leur couple. En même temps, il ne s'empêche de remplacer « son exutoire » et rencontre une autre femme.   
 
J'ai poursuivi mes vacances comme j'ai poursuivi cette lecture, en me cherchant moi-même, sans vouloir la retrouver tout de suite, sans partir à sa recherche. Je le ferai plus tard, peut-être, tout dépendra de ce que je découvre aussi en moi, si je trouve la raison de mon véritable amour. 
Si je change la vision de mon intérieur, je changerai la vision que j'ai d'elle. Alors, elle pourra me  plaire à nouveau ou bien me déplaire.
 Mais au final, la possibilité d'un nouveau contact ne dépendra pas que de moi. 
Je le sais...



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